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Découvrez le passionnant article de Anna LONGO, philosophe,  publié ce mardi 10 octobre dans la revue en ligne AOC média.

Analyse Opinion Critique média est un quotidien d'auteurs en ligne, écrit par des chercheurs, des intellectuels, des écrivains et... des journalistes.

 


Chat GTP ne va pas à l’école d’art 

Par Anna Longo, 
Philosophe, Directrice de programme au Collège International de
Philosophie


C’est en construisant un futur qui soit autre chose que l’un des possibles
disponibles actuellement à la vente, et dont ils sont nécessairement
exclus, que les étudiants en art parviendront à défendre leurs écoles de
plus en plus attaquées et de moins en moins financées.


Les écoles d’art sont aujourd’hui menacées de fermeture, du fait de leurs
déficits budgétaires auxquels s’ajoute une réduction des investissements
de la part des instances publiques territoriales.


L’obtention, au bout de plusieurs mois de mobilisation, d’une aide
budgétaire de 2 millions d’euros, n’entame pas l’inquiétude collective à
leur sujet. Mais si la crise s’est déclenchée au début de cette année, la
fragilisation des établissements supérieurs dédiés aux métiers des arts
et de la culture relève d’un processus vieux de nombreuses années.


Incapables de s’adapter aux standards de rentabilité d’une industrie
culturelle de plus en plus automatisée, ces institutions paraissent d’ores
et déjà appartenir au passé. Pourquoi, dès lors, encourager des jeunes
gens à s’inscrire dans des filières qui leur préparent un fort mauvais
usage de leur potentiel créatif, alors qu’ils pourraient – et même
devraient – appliquer plutôt leurs énergies au développement des
activités liées à l’industrie de l’information, secteur où à l’inverse les
investissements publics connaissent une augmentation exponentielle ?
Pourquoi s’obstiner à défendre le monde d’hier, au lieu de se tourner dès
maintenant vers l’avenir ? Pourquoi ne pas reconnaître que le besoin
essentiel de « culture » est aujourd’hui plus qu’adéquatement satisfait
par des produits qui ne réclament aucune des compétences fournies par
les écoles d’art ? Pourquoi, alors, se battre pour préserver des
institutions dont le maintien représente à vrai dire un gaspillage de fonds
publics, lesquels pourraient être utilisés de façon bien plus bénéfique
pour l’intérêt collectif, y compris les apprentis artistes eux-mêmes ? Ces
étudiants ne savent-ils pas d’ailleurs qu’ils se condamnent à une vie de
précarité et chômage, tout cela alors que leurs choix rétrogrades ne font
que ralentir par défaut la marche en avant de l’innovation, pour tous ceux
qui n’ont pas particulièrement besoin de leurs productions obscures et
élitistes ?


Répondre à ces questions n’a rien d’évident. La seule réponse
souhaitable consisterait, en effet, à montrer que ces questions ne sont
légitimes qu’à partir des règles d’un débat « démocratique », auquel l’on
ne peut participer qu’à condition de communiquer ses désirs sous la
forme de besoins eux-mêmes susceptibles d’être satisfaits uniquement
par une augmentation de l’efficacité du système dans sa totalité. Or,
c’est justement l’objectif d’optimisation des performances du tout qui
constitue la véritable raison de la fragilité des écoles d’art, elles qui ne
produisent rien, ni en matière de produits ni en matière de travailleurs,
qui soit susceptible de répondre aux « vrais » besoins de la société. Une
fois formulée « correctement », c’est-à-dire sous la forme préétablie
d’une demande d’amélioration de leurs conditions économiques, la
question ne peut recevoir rationnellement qu’une seule
réponse adéquate : rejoignez les cursus productifs qui vous procureront
les chances d’obtenir ce dont vous avez besoin. Pourquoi les étudiants
des écoles d’art se montrent-ils incapables d’accepter cette solution qui
va de soi (une fois admis les axiomes de départ) ?


De prime abord, on pourrait remarquer qu’il y a de nos jours peu de
raisons de faire confiance à la promesse d’une amélioration globale des
conditions d’existence pour ceux qui accepteraient de se laisser éduquer
pour devenir des agents moteurs du progrès (éducation que les écoles
d’art ne fourniraient pas). De fait, la tendance que l’on ne peut que
tristement constater serait plutôt celle d’une compétition permanente à
l’issue de laquelle, à parité de formation, seule une minorité est
véritablement en position de « réussir », tandis qu’à tous les autres n’est
offerte qu’une détresse grandissante, qui dépasse même celle réservée
aux générations précédentes.


Cette situation prévaut en dépit de la présence de nouveaux outils
technologiques dont la disponibilité croissante, permet une assistance
dans le traitement de l’information ainsi que l’accès à une offre illimitée
de produits « culturels », deux facteurs qui représentent des piliers pour
l’apprentissage démocratique que requiert une société des réseaux
numériques. Il devient de plus évident qu’il ne suffit plus pour réussir
d’être bons élèves, mais qu’il faut d’abord réussir pour avoir
éventuellement la chance de devenir des bons élèves. Conscientes de
n’être pas assez mais déjà de trop, la jeunesse sans espoir devient une
masse qu’on fait semblant de ne pas voir, exactement comme les
déchets qui s’accumulent et minent l’illusion de la productivité efficace de
la machine.


En ce sens, éliminer les écoles d’art territoriales va de pair avec
l’élimination des services locaux susceptibles d’offrir un minimum de
soutien aux inadaptés et inadaptables à la compétition, aux jeunes qui,
bien conscients d’avoir perdu avant même que la partie n’ait commencé,
s’en remettent à la charité de la part des « premiers de cordée » qui les
ont laissés loin derrière eux. De ce point de vue, s’opposer à la
fermeture des écoles d’art signifierait défendre le droit à dépendre du
succès justement mérité par autrui, en demandant un petit espace pour
exister sans causer trop de gêne. La « culture » offerte par ces rétrogardes
des laissés pour compte de l’innovation serait alors leur seul
moyen (certes illusoire, mais offrant une garantie idéologique suffisante),
de rembourser leur dette grandissante. D’où l’effort de convaincre que
leurs productions répondent à un supposé besoin spirituel qui ne se
trouverait pas satisfait par l’industrie culturelle mainstream. La réalité est
que les créditeurs n’y accordent aucune utilité réelle, donc aucune
valeur.


L’enjeu de la résistance des étudiants des écoles d’art n’est pas de
défendre l’urgence du besoin de culture contre sa négation marchande,
mais montrer que tout besoin est culturel (artificiel).


Cependant, il me semble que le véritable enjeu ne se trouve pas ici. Il ne
s’agit pas de défendre le droit à subsister en tant qu’espèce en voie
d’obsolescence. Il ne s’agit pas non plus d’essayer de persuader les
créditeurs qu’ils ont besoin des produits « culturels » par lesquels les
artistes souhaiteraient rembourser leur dette, production qui ne fait
qu’augmenter leur solde débiteur. Le véritable enjeu n’est pas la
préservation d’un passé où l’art avait une valeur supérieure à celle des
marchandises et où l’extravagance du génie était un signe de la liberté
qui attendait l’humanité hors du royaume de la nécessité. L’enjeu réel
n’est pas le passé mais le futur.


Or, la difficulté est que ce futur n’existe pas comme un possible, d’où son
indicibilité et sa résistance à l’explication en matière d’objectifs et de
plans rationnellement légitimes. Le futur dont il est question n’est pas un
possible dont la chance de réalisation pourrait être calculée à partir de
l’analyse des conditions présentes. Ce type de possibles calculables,
intelligibles au point de vue de la valeur monétaire, ont déjà été tous
achetés. Comme Pierre Klossowski l’avait remarqué, le pouvoir de
l’argent ne se manifeste pas tant dans l’acquisition de ce qui est
disponible, mais dans le refus de dépenser pour un bien présent en
faveur d’un possible, lequel acquiert autant plus de valeur que la somme
investie pour le réaliser aurait pu soulager de vies : « l’argent ainsi
dépensé signifie : volupté exclusive = famine = anéantissement =
suprême valeur du phantasme[1] ».


Je laisse à la discrétion du lecteur toute analogie avec le phantasme
contemporain de l’IA comme avec d’autres projets de développement. Je
me contente de noter que, de ce point de vue, l’indigence des écoles
d’arts est le contrepoids nécessaire sans lequel la valeur des possibles
qui font l’objet d’investissements massifs serait inintelligible. « S’il n’y
avait pas le poids que représentent les misères, cette évaluation
tomberait immédiatement dans le vide[2] » puisque s’y trouverait révélée
la futilité de ce qui se fait passer comme la réponse à un besoin d’autant
plus urgent que tous les autres passent en second plan. Ainsi, c’est par
rapport aux possibles achetés, et pour cette raison légitime en tant
qu’objectif futur, que se définit l’enjeu de la résistance des étudiants des
écoles d’art : non pas défendre l’urgence du besoin de culture contre sa
négation marchande, mais montrer que tout besoin est culturel (artificiel).
Bien que l’affrontement tende à être ramené sur le terrain dialectique, il
ne s’agit pas de soutenir la priorité d’un besoin par rapport à un autre.
Toute la question, il me semble, tourne autour de la création des besoins
qui définissent chaque individu en lui assignant sa place.


C’est la production systématique du « manque au sein du trop[3] » qui
engendre la misère comme la dépendance à l’égard de moyens de
soulagement qui, n’étant pas également accessibles à tous, ne satisfont
pleinement que leurs créateurs, c’est-à-dire ceux qui ont investi dans un
possible qui prend autant plus de valeur que le besoin factice auquel il
répond se fait sentir avec une urgence douloureuse.


Ainsi, pour les apprentis artistes comme, plus généralement, pour la
jeunesse dont la seule existence est la contraction d’une dette, le défi
consiste à construire un futur qui ne soit autre chose que l’un des
possibles disponibles actuellement à la vente, dont ils sont qui plus est
nécessairement exclus. Un avenir qui ne soit pas la réponse à un besoin
que d’autres sont d’ores et déjà plus compétents qu’eux à satisfaire,
mais qui soit l’affirmation d’une forme de vie n’ayant pas besoin des
gadgets présentés comme nécessaires à l’épanouissement de l’individu.
Rien n’est plus incertain. Si la force du désespoir risque de s’exprimer
par la négation violente, destructrice voire suicidaire à l’encontre des
instances qui rendent un nombre croissant de vies impuissantes, l’espoir
ne peut compter que sur la force d’affirmer la vie et sa puissance à
bifurquer dans des formes collectives qui contredisent toute attente des
créateurs de besoins. Si l’art est une invocation d’un peuple qui
manque[4], on comprend que le combat des écoles d’art ne consiste pas
à préserver les valeurs d’hier, mais à soutenir l’espoir irrationnel
d’habiter un monde futur dont les conditions de possibilité ne sont et ne
peuvent être données d’avance.


Notes
[1] P. Klossowski, La monnaie vivante, éditions Joëlle Losfield, 1970,
p.19.
[2] Ibid.
[3] G. Deleuze et F. Guattari, L’anti-OEdipe, Les éditions de Minuit, p.
280. Cette création du besoin est ce que les auteurs définissent « antiproduction
».
[4] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les
éditions de Minuit, 1991, p.104

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